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Dédales,
notes sur l'art de Bettina von Arnim


C'est un monde sans familiarité, où l'on n'est pas bien,
qui interdit toute effusion humaine.
Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens

À perte de vue, cavalière, des murs épais et aveugles divisent l'espace selon une géométrie impeccable (implacable) ; taillés au cordeau, les chemins se coupent à angle droit et ne mènent nulle part, sont-ce encore des chemins ? Des impasses, plutôt, qui cacheraient leur jeu. Les arbres, les champignons, les fleurs, la nature sauvage, en somme, on ne les voit guère dans l'oeuvre de l'artiste exposée à la librairie Calligramme. Traités avec une très logique froideur, la pierre et le béton dominent, matières opaques sur lesquelles mousses et lichens ne semblent pas avoir de prise. On aperçoit bien des fruits et des légumes : des pommes, des poires, des choux, mais ils sont rangés avec soin, séparés les uns des autres par des cloisons étanches, ce sont les produits interchangeables d'une industrie agro-alimentaire envahissante et standardisée ; nulle échappatoire pour les jardiniers qui s'en occupent, pauvres hères soumis et affairés. Rares les animaux ; ici, un trilobite (auquel font d'ailleurs pendant les ruines d'une chapelle romane, sorte de fossile elle aussi) ; là, un tatou, petit mammifère dont le corps, couvert d'une carapace, est au diapason de l'architecture. Nombre d'estampes montrent des empreintes de pneus, profondément creusées dans le sol ; elles ont tellement proliféré en raison du trafic, jusqu'à recouvrir la surface entière de leurs reptations immobiles, qu'elles sont bien davantage que la trace fragile d'un véhicule ayant tout écrasé sur son passage ; aux commandes, on imagine un robot. Le ciel n'est pas plus engageant ; quand il n'est pas réduit à une image inversée du paysage terrestre, plus sinistre encore et plus oppressant que le modèle, la lune qui bien des fois l'occupe fait surtout penser à l'oeil de Big Brother. Il était question de froideur un peu plus haut, d'une rigidité angoissante ; ce n'était pas un jugement de valeur, juste le constat d'une parfaite adéquation entre les couleurs, neutres ou quelque peu éteintes, et le décor, anguleux, inhumain. Bettina se souvient des utopistes de la fin du XVIIIe siècle Boullée, Ledoux, Lequeux divers indices l'attestent, les pyramides en particulier, qui surgissent fréquemment dans son oeuvre ; mais alors que ces architectes envisageaient un avenir prometteur, et même glorieux, c'est un futur inhospitalier qu'annonce l'artiste, lucidement.

Gilbert Pons (écrivain)
4 octobre 2015

 


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